- 1 [NdE.: toutes les images sont de l’auteur. Photos prises à l’École départementale pour aveugles de (...)
1L’École départementale pour aveugles de Kyoto est issue de l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets (Kyōto mōain), fondé en 1878 (Image 1).1 Premier établissement d’éducation spécialisée du Japon moderne, cet institut regroupant une école pour aveugles et une école pour sourds a été créé par Furukawa Tashirō (1845-1907). Les enseignants ont rapidement réclamé la séparation des élèves selon le type de déficience, souhait qui ne se réalisera toutefois, sur le plan législatif, qu’en 1947. En 2018, la collection de trois mille pièces d’archives (documents officiels, livres, supports et outils pédagogiques, travaux d’étudiants, etc. – voir, par exemple, Image2) relatives aux deux écoles départementales de Kyoto, celle pour aveugles et celle pour sourds, a été désignée comme bien culturel important par l’Agence culturelle japonaise. Cette collection renferme de nombreux documents permettant de comprendre le point de vue de Furukawa sur l’éducation et le handicap, ainsi que les méthodes et outils pédagogiques uniques qu’il a développés (Kishi, 2010, 2019).
2Cet article éclaire la situation actuelle de l’éducation des aveugles au Japon en retraçant son histoire depuis l’époque pré-moderne.
Image1: bâtiments de l’Institut pour aveugles et sourds-muets de Kyoto.
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Image 2: exemplaire du Guide de l’écolier.
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1.1. Les aveugles au Japon, de l’Antiquité au Moyen Âge
- 2 Chroniques historiques compilées à titre privé lors de l’époque de Heian (794-1185).
- 3 [NdE.: ces pavillons étaient destinés aux personnes malades, âgées ou handicapées sans famille. Ell (...)
3D’après les Chroniques abrégées de Fusang (Fusō Ryakuki),2 c’est en 723, à l’époque de Nara, que la jeune impératrice Kōmyō, alors princesse héritière, aurait ordonné la construction des pavillons Yaku-in et Hiden-in sur le site du temple Kōfuku de Nara.3 Ancré dans la pensée bouddhiste et fondé sur l’idée de compassion, le Hiden-in accueillait en particulier les lépreux et les aveugles.
- 4 Le biwa est un instrument à cordes pincées avec un plectre, produisant des sons répercutés par une (...)
4Le moine chinois Jianzhen, qui avait perdu la vue, est arrivé sur l’archipel en 753. Pendant dix ans, il a œuvré à la diffusion du bouddhisme dans les temples Tōdai et Tōshōdai de Nara. Si le lien entre Jianzhen et les aveugles n’est pas tout à fait clair, on peut néanmoins supposer que son travail, en mettant les aveugles en contact avec le bouddhisme, a été le point de départ de l’émergence de groupes de moines aveugles. En effet, ceux-ci pouvaient, grâce à leur ouïe, mémoriser de longs sūtra et les interpréter, ce qui leur permettait à la fois de transmettre et de prêcher. De récentes études ont suggéré l’existence de similitudes entre les chamans aveugles coréens (bansu) et les moines aveugles japonais (Nagai, 2000). Plus tard, au cours de la période de Muromachi (1336-1573), sont apparus des biwa hōshi, ou “récitants au biwa.”4 Contrairement aux moines, ces musiciens aveugles avaient choisi la voie des arts oraux et du spectacle plutôt que celle de la religion. Ils ont développé, au cours de la période médiévale, un art unique de la récitation. Accompagnés d’une musique dynamique, les conteurs au biwa mémorisaient et donnaient vie à un récit épique d’inspiration historique, le Dit du Heike, qui occupe une place majeure dans l’histoire culturelle du Japon, sur la récitation duquel ils possédaient un monopole.
Image 3: Biwa japonais (à gauche et à droite), luth à quatre cordes chinois yueqin (au centre).
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- 5 Technique de stimulation par la chaleur de points d’acupuncture.
- 6 Technique de massage fondée sur les principes de la médecine chinoise.
5Les biwa hōshi ont instauré la tōdō-za, une corporation professionnelle réservée aux aveugles, semblable aux guildes européennes. À l’époque d’Edo (1603-1868), ils ont réussi à faire entrer sous cette bannière d’autres professions, comme celle de musicien-interprète de koto ou de shamisen (deux instruments à cordes pincées), ou de praticien en acupuncture, moxibustion5 et massage anma.6 Les aveugles ont été, à cette période, des acteurs de premier plan de l’évolution de la musique japonaise. Ils interprétaient, composaient et enseignaient après avoir suivi une formation rigoureuse, tant sur le plan de la mémorisation auditive que de l’interprétation (celle-ci comportant une importante part d’improvisation).
6Des groupes de femmes aveugles appelées goze se sont également formés: celles-ci menaient une vie itinérante, marchant sur de longues distances en portant un shamisen ou une vièle (kokyū) sur le dos, récitant des histoires et chantant des chansons locales en s’accompagnant de leur instrument. Si les goze existaient dans tout le pays au début de l’ère moderne, elles n’avaient cependant pas le droit d’appartenir à la tōdō-za. Gagnant leur vie grâce aux spectacles de rue (kadozuke), elles ont, de leur propre initiative, fondé des groupes locaux et perpétué leur art, qui n’a subsisté toutefois que dans un très petit nombre de régions après la restauration de Meiji. C’est notamment le cas dans le département de Niigata, où la dernière goze s’est éteinte au début du xxiesiècle. Dès lors, les efforts visant à conserver leur patrimoine de chants se multiplient.
1.2. Des aveugles particulièrement actifs au début de l’ère moderne
- 7 Les professions de maîtres-acupuncteurs, acupuncteurs, étudiants en acupuncture, ainsi que maîtres- (...)
7À l’époque d’Edo (1603-1868), les hommes aveugles regroupés au sein de la tōdō-za autour des métiers de la musique, l’acupuncture, la moxibustion et du massage anma7 –autrement dit les aveugles versés dans l’art musical ou médical– bénéficiaient du soutien d’une large partie de la population (Katō, 1974). Certains d’entre eux parvenaient à mener une existence aisée, avec des revenus stables (Association des anciens élèves de l’école municipale pour aveugles de Kyoto, 1903) (les membres les plus riches pouvaient même exercer une activité d’usurier).
- 8 Dynastie de shoguns qui dirigea le Japon de 1603 à 1868.
8La tōdō-za s’est vu accorder l’autonomie par le shogunat des Tokugawa.8 Certains aveugles étaient promus comme acupuncteurs ou musiciens attitrés de certains seigneurs, voire conseillers politiques. Dans le domaine académique, l’aveugle Hanawa Hokiichi (1746-1821) a compilé les Collections classées de classiques japonais [Gunsho Ruijū], une vaste collection de six cent soixante-six volumes documentaires sur la littérature et l’histoire du Japon. Personnage doté d’un brillant esprit, Hanawa démontrait d’étonnantes facultés de mémorisation qui lui permettaient de reproduire des textes (Comité de rédaction de l’Encyclopédie mondiale des aveugles, 1972). La grande admiration de l’autrice sourdaveugle Helen Keller (1880-1968) à son endroit est souvent évoquée lorsqu’il est question des aveugles japonais. Citons encore, parmi de nombreux autres aveugles ayant laissé derrière eux de remarquables poèmes tanka et autres haïkus, l’écrivain Takizawa Bakin (1767-1848), qui a perdu la vue vers le milieu de sa vie.
- 9 Nom de la ville de Tokyo avant 1868.
9L’aveugle Sugiyama Waichi (1610-1694) a, pour sa part, révolutionné les méthodes de soin en adaptant la profession d’acupuncteur pour ses pairs et, surtout, en inventant les aiguilles creuses d’acupuncture. Vers 1682, avec l’approbation officielle du régime Tokugawa, il a créé à Edo9 son Centre de formation à l’exercice de l’acupuncture de style Sugiyama (Sugiyama-ryū shinjin dōin keikojo), plus tard connu sous le nom de Centre d’apprentissage de l’acupuncture (shinji kōshujo). Cette initiative précédait de près d’un siècle la fondation de l’Institut des Enfants Aveugles (futur Institut national des Jeunes Aveugles) de Paris, souvent considéré comme la “première école pour aveugles au monde.” Il s’agissait d’un établissement d’enseignement de techniques thérapeutiques, au premier rang desquelles l’acupuncture, à travers des méthodes pédagogiques fondées sur l’oral et la pratique, qui a essaimé dans plusieurs régions du pays.
10L’acupuncture, la moxibustion et le massage anma, principales occupations de nombreux aveugles japonais, consistent à palper le corps humain pour en percevoir les parties internes –parties ne pouvant, par définition, être perçues de l’extérieur–, et à en guérir les pathologies par ponction ou friction. Autant de techniques dans lesquelles les aveugles purent exceller grâce à une pédagogie fondée sur le toucher.
2.1. Face à de nouvelles difficultés
- 10 [NdE.: c’est-à-dire que le handicap serait la rétribution de mauvaises actions commises dans une vi (...)
- 11 À noter: l’analyse proposée par Noro adopte une perspective marxiste, laquelle soulève aussi des ob (...)
11Dans le Japon pré-industriel, une superstition profondément ancrée voulait que le handicap soit causé par le karma du sujet.10 Les personnes handicapées étaient de ce fait souvent méprisées; dans les pires cas, elles étaient victimes d’infanticides, ou condamnées à être détenues avec des criminels. Les aveugles comptaient donc sur la tōdō-za pour assurer leur subsistance. Or, dans le cadre des bouleversements politiques des années 1860 (parfois appelés “Révolution de Meiji”), le gouvernement a démantelé toutes les guildes (Noro, 1976),11 dont la tōdō-za, ce qui a également entrainé la fermeture de l’école d’acupuncture.
12La même année, des médecins allemands ont été invités au Japon pour y enseigner la médecine occidentale. Un nouveau système médical, promulgué en 1874, a introduit légalement cette discipline, avec pour effet de reléguer aux marges la médecine chinoise, l’acupuncture, la moxibustion et le massage anma.
13La politique nationale de l’ère Meiji était axée sur la richesse et la force: son mot d’ordre était à cet égard “d’enrichir le pays et de renforcer l’armée (fukoku kyōhei).” La promulgation de l’ordonnance sur la conscription de 1874, qui établissait les critères d’enrôlement dans l’armée, a frappé les aveugles du sceau de l’incapacité à devenir soldats, non sans incidence sur la perception de leur handicap par le grand public. Cet épisode a renforcé la tendance discriminatoire déjà existante à l’encontre des personnes handicapées, désormais considérées comme incapables de contribuer à l’effort de développement national.
- 12 Les mesures de charité et de secours stipulaient que “l’aide aux pauvres est fondée sur l’amitié mu (...)
14La même année, le gouvernement a promulgué des mesures de charité et de secours en faveur des nécessiteux, différentes toutefois de la Loi britannique sur les indigents (Poor laws). Ces mesures mettaient l’accent sur le devoir d’assistance mutuelle entre les individus, notamment dans le cadre familial et au sein des communautés villageoises. La bienfaisance de l’État n’avait vocation à s’exercer que lorsque cette entraide s’avérait impossible à mettre en œuvre.12
2.2. Le développement de l’éducation des aveugles dans le Japon moderne
15Les premières informations éclairantes au sujet des institutions pour aveugles et pour sourds-muets d’Europe occidentale ont été apportées au Japon par des intellectuels au cours des années qui précédèrent et suivirent la restauration de Meiji (1868). L’état des connaissances sur l’éducation des aveugles et des sourds en Occident à la fin de la période d’Edo se trouve détaillé dans le livre de Nakano Yoshitatsu et Katō Yasuaki (1967), La naissance d’une éducation spécialisée au Japon. En 1860, plusieurs rapports de missions détachées aux États-Unis et en Europe avaient déjà été publiés. Les institutions pour aveugles et pour sourds-muets ainsi que les orphelinats d’Europe sont présentés dans l’ouvrage de Fukuzawa Yukichi Situation de l’Occident (1866), et l’enseignement professionnel pour les aveugles dans les Archives d’observation de l’Occident (1871) de Murata Fumio. On savait également qu’il se fabriquait, en Europe occidentale, des livres destinés aux non-voyants grâce à un système de lettres convexes. Au début de l’ère Meiji, en 1871, une délégation de hauts fonctionnaires (dite “mission Iwakura”) s’est rendue en Occident. Elle a donné lieu au Rapport de la tournée d’inspection aux États-Unis et en Europe (1878), qui abordait à son tour la question des institutions pour aveugles et sourds-muets dans ces contrées, mais évoquait aussi le braille.
16Les fondements du système éducatif du Japon moderne ont été conçus au cours de l’ère Meiji: les premières écoles publiques ont ouvert leurs portes avec la promulgation en 1872 du “décret sur le système scolaire (gakusei),” lequel proposait la création d’universités, de collèges et d’écoles primaires afin qu’“il n’y ait pas de foyers non éduqués dans les villages, et pas de personnes non éduquées à la maison.” Le gakusei stipulait par ailleurs que les enfants présentant un handicap devaient être placés dans des “écoles pour handicapés,” mais ne prit pas l’initiative de créer des établissements ou des programmes d’études spécialisés.
17À cette époque, cependant, des progrès significatifs ont été accomplis dans les trois plus grandes villes du pays. À Tokyo, le chef du département d’ingénierie du gouvernement, Yamao Yōzō (1837-1917), se fondant sur les observations qu’il avait faites en Angleterre, a adressé au daijōkan (la plus haute autorité administrative de l’époque) une demande relative à la création d’écoles destinées aux aveugles et aux sourds-muets (École pour aveugles de Tokyo, 1965). Ce document de 1871 réclamait la mise en place de deux types d’écoles, une pour les aveugles, et une pour les sourds-muets. Quelques années plus tard, en 1875, des missionnaires réclamant la création d’un lieu d’instruction pour les non-voyants se sont rassemblés autour du philosophe Nakamura Masanao (1832-1891) afin d’établir l’Institut Rakuzenkai pour l’éducation des aveugles (Rakuzenkai kunmōin). En 1880, l’Institut a commencé à dispenser des cours à des enfants aveugles de Tokyo; trois ans plus tard, il proposait également un enseignement du dessin et de la peinture pour ses élèves sourds. En 1884, l’école a officiellement changé de nom et devenant un “Institut d’éducation pour aveugles et sourds-muets (Kunmōain).”
18À Kyoto, des élèves sourds-muets ont été acceptés dès 1873 dans une classe spécialisée au sein d’une école élémentaire du quartier de Kamigyō et, en 1877, des pairs aveugles y ont également été inclus à l’initiative de Furukawa Tashirō, qui devait fonder, en 1878, l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets (Kyōto mōain) (Comité départemental de Kyōto pour l’éducation des aveugles et des sourds, 1978). À Osaka, l’École-modèle pour aveugles et sourds-muets (Ōsaka mohan mōa gakkō) a été ouverte en 1879 par Hiyanagi Masanori, un fonctionnaire du département d’Osaka. Son budget a cependant été rejeté par l’assemblée départementale l’année suivante, ce qui a contraint l’établissement à devenir une école privée, directement placée sous la gestion de Hiyanagi (Comité de rédaction d’Un siècle d’éducation des déficients visuels, 1973).
19Si ces établissements ont regroupé les deux types de déficiences sensorielles, c’était avant tout pour des raisons financières associées à un manque de compréhension du gouvernement et du grand public (Nakamura, 2018). Soulignons que les écoles de Kyoto et de Tokyo pour les aveugles et les sourds-muets ont clairement été créées en tant qu’établissements d’enseignement sous la tutelle du ministère de l’Éducation, et non en tant qu’institutions d’aide sociale, comme l’ont été jadis celles qui relevaient du temple Hiden-in (Katō, 1972).
20Par ailleurs, une entrée du journal de l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets mentionne, en 1905, une invitation à la journée sportive d’une école primaire, avec une compétition entre les élèves handicapés et leurs pairs valides à laquelle quatre jeunes sourds de l’institut ont participé. La tendance à l’intégration au milieu éducatif ordinaire était donc déjà visible.
2.3. Les discours sur l’auto-assistance, l’auto-emploi et le développement de l’enseignement professionnel
21L’éducation moderne des aveugles au Japon visait en premier lieu à ce que les personnes concernées puissent “s’aider et s’employer par elles-mêmes.” Nakamura Masanao, l’un des dirigeants de l’Institut Rakuzenkai avait par ailleurs été le traducteur du livre à succès de Samuel Smiles, S’aider soi-même [Self-help]. En filigrane, il était considéré que ceux qui ne redoublaient pas d’efforts n’étaient pas dignes d’être récompensés. Le fondateur de l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets, Furukawa Tashirō, prêchait l’autonomie professionnelle, soit le principe d’auto-assistance (jijo) et d’auto-emploi (jiei). Une approche progressiste pour exister à l’ère moderne en tant qu’individu à part entière, mais qui courait le risque d’être exploitée idéologiquement comme un moyen de faire régresser le recours aux aides publiques.
22L’Institut Rakuzenkai pour aveugles et sourds-muets suivait le même programme éducatif que les écoles ordinaires. Outre les matières générales, l’Institut de Kyoto dispensait également des cours sur la perception (ou les sens) afin que ses élèves acquièrent des connaissances sur les choses du monde par d’autres canaux que celui de la vue. Un enseignement professionnel leur était également proposé, notamment en acupuncture, moxibustion, massage anma et musique. Ce cursus insistait sur l’importance de l’éducation fondamentale, en rupture nette avec l’approche appliquée aux débuts de l’ère moderne, qui consistait à faire acquérir aux étudiants des compétences par le biais de la formation professionnelle.
23Avant de lancer cet enseignement professionnel, Furukawa Tashirō s’était renseigné sur les métiers et conditions de vie réelles des habitants aveugles et sourds-muets de Kyoto, sélectionnant les professions les mieux adaptées à leurs handicaps. Il avait également mené une enquête par questionnaire à propos des emplois que pourraient occuper les élèves handicapés, sollicitant à cette occasion l’aide d’entreprises et de divers corps de métier (Nakamura, 2018). Ainsi, outre les voies traditionnelles du soin et de la musique, des étudiants aveugles ont pu notamment être employés à la fabrication artisanale de récipients, en tissant des torsades de papier japonais (art du koyori – des exemplaires de bols et de coupes à confiseries sont conservés dans les archives de l’École départementale pour aveugles de Kyoto). Cette tentative visant à développer de nouveaux métiers adaptés au handicap était la première du genre, bien qu’elle ait en définitive échoué, la demande pour de tels objets déclinant progressivement, tout comme les revenus que les aveugles parvenaient à en dégager.
24En 1884, l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets a présenté à l’Exposition sanitaire de Londres (London health exhibition) un appareil de massage de sa conception, qui lui valut une médaille d’or (Image4).
Image 4: Appareil de massage anma.
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25Depuis, l’enseignement professionnel dispensé dans les écoles pour aveugles a joué un rôle majeur dans l’acquisition de qualifications professionnelles, notamment dans les branches traditionnelles de l’acupuncture, de la moxibustion, du massage anma et de la musique, favorisant l’intégration sociale des jeunes déficients visuels. Cette approche a eu néanmoins tendance à se concentrer sur un nombre limité de professions. Ce projet ambitionnait en outre de diffuser l’acupuncture et l’anma vers les pays occidentaux. La deuxième édition de l’ouvrage de Thomas R. Armitage, The education and employment of the blind, parue au Royaume-Uni en 1886, comprend d’ailleurs une section sur le Japon, décrivant de manière très vivante le travail d’aveugles japonais employés comme masseurs (shampooers).
Les aveugles du Japon forment une classe de la communauté laborieuse respectée et aisée. Nulle part ailleurs, peut-être, sont-ils aussi bien lotis. Leur principale occupation professionnelle est le massage. Au Japon, presque tout le monde est fréquemment massé, non seulement pour soigner les rhumatismes, mais aussi pour soulager la fatigue. Le travail est donc abondant, et les masseurs sont pratiquement tous aveugles, de sorte qu’envoyer chercher “l’aveugle” ou le “masseur” signifie à peu près la même chose. (Armitage, 1886: 176)
2.4. L’adaptation du système de Louis Braille à la langue japonaise
- 13 Les outils et supports pédagogiques conçus par Furukawa Tashirō et la Rakuzenkai ont été commentés (...)
26Ni l’Institut de Kyoto, ni l’École de Tokyo pour aveugles et sourds-muets n’avaient introduit le braille dans leur approche pédagogique au moment de leur création, et pour cause, ils ne connaissaient pas son existence. Les enseignants utilisaient leurs propres caractères concaves et convexes, ainsi que les lettres en relief du système occidental.13
27On retrouve principalement les méthodes de la “calligraphie sur le dos des élèves aveugles” (Image5) –les enseignants dessinaient le syllabaire japonais (les kana) et les caractères chinois (les kanji) en plaçant le bout de leurs doigts sur le dos et la paume des étudiants–, des “caractères gravés sur bois” (Image6) –les signes convexes étaient gravés au recto et les signes concaves au verso d’un morceau de bois– et des “caractères en relief sur papier,” avec des signes convexes pressés sur une feuille de papier épais. Furukawa développa également une méthode unique nécessitant une planche de cire et un pinceau de fer pour l’entraînement à l’écriture. Quelques élèves extrêmement assidus dans leur pratique maîtrisaient non seulement les kana aux formes simples, mais aussi les kanji à plus grand nombre de traits. Certains de leurs travaux au crayon de papier ont été conservés (Image 7). Un problème de taille se posait cependant pour les élèves aveugles qui ne pouvaient pas lire leur écriture au crayon après avoir tracé des caractères. Plus généralement, l’efficacité de l’enseignement prodigué laissait aussi à désirer.
Image 5: Enseignant traçant des caractères sur le dos d’un élève aveugle.
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Image 6: Exemples de kana sur bois gravé.
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Image 7: Travail au crayon par un élève aveugle.
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28Pour remédier à cette situation, des recherches sur le braille ont été lancées dès 1888 par le corps enseignant et les élèves de l’École de Tokyo (Comité exécutif pour le soixante-dixième anniversaire du braille japonais, 1961). Le 1er novembre 1890, un syllabaire reprenant le système de Louis Braille dans l’objectif de transcrire la langue japonaise était enfin mis au point, en s’appuyant sur le matériel de braille britannique et la première édition du livre de T.R.Armitage (1886). Au départ, l’application du système à six points à l’écriture des kana –comportant davantage de signes que l’alphabet ne compte de lettres– s’est heurté à de multiples difficultés, que l’élaboration d’une méthode permettant de combiner deux unités a rapidement permis de contourner. Ce travail a impliqué des voyants (dont l’enseignant Ishikawa Kuraji, souvent considéré comme le créateur du braille japonais), mais aussi des professeurs aveugles et plusieurs de leurs étudiants qui ont exprimé leur opinion, et approuvé la méthode (Ōkawara, 1937). Cette manière de procéder rejoignait l’opinion d’Armitage, selon qui “les décisions relevant du meilleur intérêt des aveugles [appartenaient] aux aveugles eux-mêmes,” avis exprimé lors du processus de sélection du syllabaire britannique pour les non-voyants.
29Par la suite, l’éducation et la culture fondées sur ce système se sont développées. L’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets ne s’est pas opposé à l’introduction du braille à six points que l’école de Tokyo avait adapté avec succès à la langue japonaise. Si les deux établissements avaient connu des désaccords à ce sujet, des conflits auraient pu, comme on l’a observé aux États-Unis, se produire autour du choix du système à adopter, non sans effets délétères sur la pratique pédagogique. Mais tel ne fut pas le cas: pendant l’ère Meiji, principalement, les écoles de Tokyo et Kyoto menèrent des recherches conjointes sur la notation du braille et les méthodes pédagogiques les plus adaptées. L’amélioration des équipements en braille, l’invention des machines à écrire en braille et l’importation de presses adaptées à cette écriture ont favorisé la disponibilité de livres et de manuels conçus dans ce système. Ces progrès devaient enrichir la communication, l’expression, la notation aussi bien que l’archivage (Kishi, 2010).
2.5. Vers la séparation des handicaps et l’enseignement obligatoire
- 14 Le règlement de l’École des sourds-muets de Chambéry, que Konishi avait rapporté à cette époque, es (...)
30Entre 1896 et 1898, le directeur de l’École de Tokyo pour aveugles et sourds-muets, Konishi Nobuhachi, s’est rendu aux États-Unis, en Angleterre, en France et en Allemagne afin d’observer l’éducation des enfants handicapés. À son retour, il a défendu la nécessité du “droit à l’éducation,” plaidant pour “l’égalité [des personnes handicapées avec les valides], en tant que sujets [de l’Empereur].”14
31Selon Un siècle d’histoire de l’éducation des aveugles et des sourds publié par le ministère de l’Éducation (1978), au tournant de 1912, seuls mille six cents élèves aveugles étaient inscrits à l’école. Cette année-là, il n’existait qu’une seule école nationale (l’École de Tokyo pour aveugles et sourds-muets) et des établissements publics uniquement dans les départements de Kyoto et d’Akita. Les autres écoles étaient privées; petites, parfois même installées chez un particulier, elles disposaient d’équipements médiocres. En 1922, le taux de scolarisation des enfants aveugles ou sourds en âge d’aller à l’école ne dépassait pas 12%. Pourtant, en 1906, les organisations d’enseignants et d’aveugles avaient exigé que l’éducation pour les aveugles et les sourds soit obligatoire, demande réitérée auprès du ministère de l’Éducation chaque année. Elles avaient également demandé une instruction séparée, soulignant les différences entre ces deux types de déficience et, conséquemment, entre les méthodes d’enseignement destinées à l’une et à l’autre. L’École de Tokyo pour aveugles et sourds-muets est parvenue, en 1909, à séparer les deux publics dans des bâtiments scolaires différents; elle allait être suivie quatre ans plus tard par l’Institut municipal de Kyoto pour aveugles et sourds-muets (Kishi, 2022).
32Le système conjoint d’éducation pour les aveugles et les sourds posait en effet des problèmes concrets, tant en termes d’installations et d’équipements (espaces partagés, exigus et bruyants) que de contenus et méthodes pédagogiques et de relations entre les groupes.
33Le ministère de l’Éducation a promulgué un décret sur les écoles pour aveugles et sourds-muets en 1923. Les mesures comprenaient certes des dispositions relatives à la séparation des types de déficience et à l’enseignement obligatoire, mais aucun budget n’a été alloué au niveau national pour soutenir leur mise en œuvre. Seul un certain degré de séparation des écoles pour aveugles et pour sourds, qu’il s’agissait par ailleurs de rendre publiques, a pu être réalisé grâce aux efforts des autorités locales. Notons qu’en 1925, avant-dernière année de l’ère Taishō et époque de plein essor du mouvement démocratique japonais, le premier vote en braille au monde s’est déroulé au Japon, en vertu d’un amendement à la Loi sur l’élection de la Chambre des représentants.
34Comme précédent à cette séparation, l’École de Tokyo pour aveugles et sourds-muets a été divisée en deux établissements distincts dès 1910. Celui destiné aux non-voyants visait à “fournir aux aveugles une éducation générale, à leur enseigner les compétences essentielles et à former ceux qui s’occuperont à l’avenir de l’éducation des aveugles” (Décret sur les écoles pour aveugles et sourds-muets, Article 1). Un texte décrit en ces termes la toute nouvelle installation:
Tout a été conçu de manière à ce que les étudiants aveugles puissent facilement explorer les lieux à la main. Partout où les mains peuvent se poser, des rebords des deux côtés du couloir aux piliers de l’escalier, tout se doit d’être agréable au toucher, en particulier les piliers principaux de l’escalier, lisses et en forme de fougères. Les lattes de bois entre les poutres du couloir et le mur supérieur sont disposées de telle sorte qu’elles peuvent servir de guide aux étudiants aveugles qui avancent à tâtons dans le couloir. Les escaliers sont aussi peu nombreux que possible, et lorsque des marches en pierre s’imposaient, on aura opté pour des dalles de béton, moins fermes, pour éviter que l’on ne trébuche. Des chemins allant du bâtiment de l’école aux latrines, des dortoirs aux toilettes en passant par les bains, tout a été construit de cette manière. (Kyōiku Jiron, 1910)
35Il a fallu attendre 1925 pour que l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets réalise à son tour une scission complète entre les types de déficience, après s’être d’abord divisé en deux sections.
36Bien que l’ordonnance sur les écoles pour aveugles et celles pour sourds-muets ait constitué un véritable bond en avant qui devait réformer en profondeur le système d’éducation spécialisée, les mesures concrètes n’ont apporté dans les faits que des changements minimes et partiels. Leur application allait ensuite être interrompue par la longue période militariste; ce n’est qu’en 1948, après la fin de la guerre, que la séparation par type de déficience et l’obligation d’éducation ont véritablement été observées. Cet objectif a pu être atteint grâce à la mobilisation des élèves aveugles, de leurs parents et des enseignants de tout le pays, mais aussi par la conjonction favorable des dispositions de la Constitution japonaise, de la promulgation de la Loi fondamentale sur l’éducation et de l’application de la Loi sur la scolarité.
37Éditeur du Braille Mainichi (publié pour la première fois en 1922), le quotidien Mainichi a fait paraître, le 5 avril 1948, un éditorial en faveur du système d’éducation obligatoire pour les aveugles et les sourds:
Que le système d’enseignement obligatoire pour jeunes aveugles et sourds soit finalement entré en application à partir de cette nouvelle année scolaire fera date dans l’histoire de l’éducation, car c’est la première fois que l’enseignement obligatoire dans notre pays a permis à l’égalité des chances de porter ses fruits. Autrement dit, le taux de scolarisation de 99% observé jusqu’ici ne concernait que les enfants en bonne santé, ceux qui pouvaient apprendre par eux-mêmes avec un peu de volonté, même s’ils étaient laissés sans surveillance. Ceux-ci bénéficiaient d’une aide de l’État plus généreuse, tandis que les enfants infortunés –les aveugles, les sourds, les infirmes– n’avaient le droit à aucun soutien éducatif, faisant au contraire l’objet d’injures en rapport avec leur handicap. Loin de l’égalité des chances, l’exclusion de ces enfants du système d’enseignement obligatoire dénotait un vrai problème d’humanité, alors même qu’ils étaient en âge d’être scolarisés. L’explication d’un tel traitement, faut-il croire, est à rechercher dans le lien direct entre l’éducation et la politique du fukoku kyōhei [“renforcement de l’armée et enrichissement du pays,” idéologie dominante à l’ère Meiji], fondée sur l’idée que les handicapés, même éduqués, ne pouvaient être d’aucune utilité à l’État. La situation actuelle le montre bien: on ne se débarrasse pas aussi simplement d’une telle façon de penser. (Mainichi shinbun. 5 avril 1948. Éditorial)
38Il aura donc fallu près de quatre-vingt-dix ans à compter de la proposition initiale de Yamao Yōzō pour que les aveugles et les sourds japonais puissent bénéficier d’une éducation spécifiquement adaptée à leur déficience.
2.6. L’élargissement des publics-cibles et le développement d’un système éducatif spécialisé
39Nous l’avons vu, l’histoire de l’éducation moderne et contemporaine des déficients visuels au Japon s’étend sur près d’un siècle et demi. Tout au long de cette période, le système a dispensé un enseignement général aux enfants malvoyants et, grâce à des formations de haut niveau en acupuncture, moxibustion, massage, musique, soutenu l’indépendance professionnelle et la participation sociale des jeunes et des adultes après l’obtention de leur diplôme. Au départ, la formation d’acupuncture n’acceptait cependant que des hommes, par crainte que le contact avec des corps du sexe opposé dans un espace clos ne provoque des troubles d’ordre sexuel en présence de praticiennes femmes, ce qui a conduit celles-ci à rejoindre la profession plus tardivement.
40Au cours des premières années, la quasi-totalité des apprenants étaient des “aveugles complets,” mais avec l’augmentation du nombre d’inscrits, des élèves dits “semi-aveugles,” avec une vision résiduelle, furent progressivement inclus dans les effectifs dès 1900. À l’échelle nationale, le traitement de ces élèves qui “pouvaient voir, mais avaient des difficultés à le faire” a continué pendant un certain temps sur un pied d’égalité avec les aveugles complets, tandis que se poursuivait la promotion de l’utilisation du braille. Il a fallu attendre les années 1930 pour qu’une attention spécifique soit portée aux particularités de la basse vision. En 1932, l’école élémentaire Nanzan de Tokyo a instauré une classe dite “de préservation de la vue.” À l’époque, la priorité pédagogique était de “moins utiliser les yeux,” mais elle a progressivement évolué vers “l’utilisation d’aides appropriées.” Après-guerre, l’enseignement adapté à la basse vision s’est étendu aux écoles pour aveugles de tout le pays.
41Une traduction en japonais et une édition en braille de l’Histoire de ma vie d’Helen Keller furent publiées au Japon en 1907, quatre ans après la parution du livre original. Le miracle accompli par Anne Sullivan à l’égard de Keller a fait l’objet d’éloges, mais il n’a pas conduit à l’acceptation dans les écoles pour aveugles d’enfants sourdaveugles. De plus, si l’on était conscient, même avant-guerre, de l’existence d’étudiants qui peinaient à apprendre l’acupuncture en raison d’un retard de développement intellectuel ou d’une piètre motricité fine, cette réalité n’a pas amené à questionner la nature de l’enseignement prodigué dans les établissements pour aveugles.
42En 1949, l’École départementale pour aveugles de Yamanashi a été le premier établissement du Japon à prendre en charge les enfants présentant une surdicécité, rapidement suivi d’autres initiatives dans toutes les régions du pays (Sakamoto, 1992). Vers 1950, elle s’est également ouverte à des enfants cumulant déficience visuelle et handicap intellectuel ou moteur. Ce système de classes dédoublées, inauguré avec l’enseignement obligatoire, est aujourd’hui proposé dans les écoles du cycle secondaire. Le développement de l’éducation des enfants déficients visuels a aussi joué un rôle dans celui de la scolarité des enfants handicapés mentaux, rendue obligatoire au sein d’écoles spécialisées en 1979 (Nakamura, 2019).
43Ces dernières années, le nombre d’enfants porteurs d’une déficience visuelle isolée a diminué, en partie grâce aux progrès médicaux. Selon le rapport 2020 de l’enquête nationale sur les causes de la déficience visuelle chez les enfants scolarisés au sein d’écoles spécialisées pour aveugles (Kakizawa, 2020), le pourcentage de jeunes présentant des déficiences multiples est en revanche passé de 16,8% en 1980 à 38,6% en 2020.
44Après la Seconde Guerre mondiale, les thèmes de l’éducation des jeunes enfants et de la poursuite des études à l’université sont devenus porteurs. Auparavant, rien n’était proposé aux très jeunes enfants et les diplômes délivrés par les écoles pour aveugles et/ou pour sourds-muets ne permettaient pas de passer les examens d’entrée à l’université. Le pédagogue Torii Tokujirō (1894-1970), diplômé de l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets, a rédigé en 1919 un “Plaidoyer pour la création d’une école japonaise pour aveugles,” où il envisageait le lancement d’une éducation adaptée aux très jeunes enfants aveugles, l’élargissement du spectre des enseignements professionnels et la création de voies d’accès à l’enseignement supérieur. Luttant avec acharnement pour concrétiser ces idées après la guerre, il est parvenu non seulement à créer une section petite enfance à l’École départementale pour aveugles de Kyoto, mais aussi à imposer des examens d’entrée en braille dans les universités.
45Mais, même après-guerre, une campagne persistante sur le terrain s’est avérée indispensable pour assurer le développement de l’éducation des enfants handicapés et débloquer des fonds en ce sens (Fujimoto et al., 2014).
46Les activités associées à l’Année internationale des personnes handicapées ont contribué à la diffusion au Japon des idées d’autonomie et de participation sociale. La “Loi fondamentale en faveur des personnes présentant des handicaps mentaux et physiques” a été modifiée en ce sens en 1993 et rebaptisée “Loi fondamentale sur les personnes handicapées.” Son objectif est de promouvoir l’indépendance et la participation de ces dernières à tous les domaines de la vie –aussi bien social qu’économique ou culturel, sans s’y limiter– tout en visant leur “pleine contribution et [leur] égalité.” Plus récemment, un système juridique de lutte contre les discriminations fondées sur le handicap a aussi été mis en place, bien qu’il présente certaines lacunes. Dans ce processus, le modèle social du handicap et l’appel à ne pas décider pour les personnes handicapées sans les consulter prennent de plus en plus d’ampleur.
47De la fin de l’ère Meiji au début de l’ère Shōwa (1926-1989), de nombreuses écoles privées adaptées à différents publics (aveugles, sourds, ou les deux à la fois) ont été créées dans tout le Japon par des missionnaires, des chrétiens, des bouddhistes, des éducateurs, des politiciens, des malvoyants. Une dizaine de ces créateurs d’établissements étaient eux-mêmes porteurs d’un handicap visuel et avaient obtenu un diplôme de l’Institut de Kyoto pour aveugles et sourds-muets, ou de son équivalent tokyoïte. Cette particularité, qui revêt une certaine importance, a rarement été observée dans d’autres pays.
3.1. Qu’est-ce que l’éducation “de soutien spécialisé”?
48Dans le contexte néolibéral de 2007, la politique du Japon concernant l’éducation des enfants handicapés a évolué, passant du concept d’“éducation spécialisée” à celui d’une éducation dite “de soutien spécialisé.” Concrètement, de nouveaux handicaps tels que les troubles de l’apprentissage ou du spectre autistique sans déficience intellectuelle ont été ajoutés au champ d’application des besoins éducatifs particuliers, les “écoles de soutien spécialisé” –elles-mêmes réorganisées à partir des écoles existantes pour les aveugles, les sourds et les enfants ayant une déficience physique ou mentale– devant désormais fournir un soutien aux “enfants à besoins particuliers” inscrits dans des écoles ordinaires. Dans certains cas, un regroupement a dû être opéré entre des écoles pour aveugles et des établissements prenant en charge d’autres types de déficiences. Cette tendance s’est poursuivie ces dernières années. Pour répondre à la situation, des ajustements sont attendus pour garantir la capacité des établissements à assurer un soutien spécialisé pour chaque type de trouble, mais des progrès ont d’ores et déjà été réalisés dans la formation des personnels.
49Selon un rapport du Conseil central de l’éducation (rattaché au ministère japonais de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie) (2005), le nouveau système éducatif de soutien spécialisé diffère sur plusieurs points de l’ancien modèle d’éducation spécialisée, lequel proposait essentiellement une typologie fondée sur la nature du handicap. Ainsi, (1) il repose sur le soutien des initiatives des jeunes handicapés vers l’autonomie et la participation sociale; (2) il permet d’identifier les besoins éducatifs de chaque individu, de lui fournir les conseils appropriés et le support nécessaire afin d’accroître ses propres capacités et de surmonter les difficultés, aussi bien dans les domaines de la vie quotidienne que de l’apprentissage; (3) il s’applique à toutes les écoles où sont inscrits des enfants avec des besoins particuliers, non seulement ceux dont le handicap était couvert par l’ancien système d’éducation spécialisée; et (4) il constitue la base pour la formation d’une société inclusive, dans laquelle les personnes –qu’elles soient ou non handicapées, ou porteuses d’autres différences individuelles– peuvent s’épanouir et jouer un rôle actif en étant reconnues avec leurs particularités.
50D’après les statistiques du même ministère, les soixante-six établissements publics et privés pour aveugles accueillaient, en 2024, deux mille cinq cent trente-et-un élèves (Ministère de l’Éducation, 2024). Par ailleurs, huit cent quarante-sept enfants à basse vision sont accueillis dans les écoles primaires et collèges ordinaires, un chiffre qui sous-estime fortement la prévalence de ce handicap parmi les élèves en raison de la difficulté à le diagnostiquer. Chaque école pour aveugles, en plus d’être responsable de l’éducation de ses propres élèves, doit dorénavant fournir un soutien spécialisé auprès des écoles ordinaires où sont inscrits des enfants déficients visuels.
3.2. Trajectoires professionnelles et secteurs d’activité des aveugles
51La physiothérapie était le pilier de l’enseignement professionnel des écoles pour aveugles. Elle offrait un revenu plus fixe que l’artisanat. Un “mouvement pour la professionnalisation des praticiens aveugles d’anma” a aussi pu exister, bien qu’il ne se soit pas pérennisé. Englobant la pratique du massage et du shiatsu, la physiothérapie est considérée comme un champ professionnel relativement stable et apprécié du grand public, en ce qu’il contribue à la promotion de la santé et au traitement des maladies.
- 15 En 2023, mille cent quarante-huit personnes sans déficit visuel pour deux cent deux aveugles et déf (...)
52Dans ce domaine, les praticiens sans handicap visuel sont pourtant de très loin majoritaires. La croyance associant les aveugles à l’anma a elle-même tendance à perdre du terrain. Selon un rapport de l’administration de la santé (Ministère de la Santé, des Affaires sociales et du Travail, 2018), les aveugles ne représentaient plus que 22,4% du nombre total de praticiens en anma, massage et shiatsu et environ 11% des acupuncteurs et praticiens en moxibustion.15 Par ailleurs, l’augmentation du nombre de prestataires proposant diverses thérapies sans être titulaires d’une qualification officielle met en tension l’activité des personnes avec une déficience visuelle.
53Le 7 février 2022, la Cour suprême a statué dans une affaire portée en justice par deux groupes scolaires, qui se plaignaient de ne pas être autorisés à créer de centres de formation spécifiquement destinés aux personnes sans déficit visuel. Ils estimaient que cela constituait une violation de la Constitution, garantissant à chacun la liberté de choix de sa profession; toutefois, la Cour les a déboutés (Cour suprême, 2022), décision saluée par la Fédération japonaise des déficients visuels. Chaque école pour aveugles redouble d’efforts, dans une certaine urgence, pour améliorer la qualité de ses enseignements et promouvoir les compétences de ses diplômés auprès de la société. Concernant leurs débouchés, outre le travail hospitalier classique et la gestion d’un cabinet de soins privé, on s’attend dans les entreprises au développement du métier d’“assistant de santé,” employé pour veiller à la santé des autres employés et les aider à récupérer de la fatigue.
54Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les diplômés d’écoles pour aveugles n’étaient pas autorisés à poursuivre leurs études à l’université. Ceux qui y avaient étudié avant le conflit l’avaient pratiquement tous fait en qualité d’auditeurs libres. Les examens d’entrée à l’université en braille furent officiellement reconnus en 1949. Depuis, de multiples efforts ont été faits pour ouvrir les portes des établissements d’enseignement supérieur aux personnes avec une déficience visuelle, toujours plus nombreuses à être employées comme fonctionnaires, enseignant·es, ainsi qu’à divers postes spécialisés (conseiller·ères psychologues, puériculteur·ices, travailleur·euses sociaux, bibliothécaires, personnels de bibliothèques en braille, universitaires, etc.).
- 16 Toutefois, il semble que les données relatives au taux d’emploi des personnes handicapées aient été (...)
55En 2001, la loi sur les médecins fut partiellement amendée pour revenir sur les motifs de disqualification des personnes handicapées et permettre aux déficients visuels de se présenter à l’examen national de médecine; depuis, certains exercent en tant que psychiatres. Le nombre de personnes avec une déficience visuelle ayant passé l’examen du barreau et travaillant comme avocats a lui aussi augmenté.16
56Il va sans dire que les méthodes d’enseignement se sont améliorées grâce aux fulgurants progrès accomplis par les technologies de l’information et de la communication.
57Dans le cas de la langue japonaise, la prise en charge des sinogrammes a rendu nécessaire un travail technique spécifique, différent des langues à écriture alphabétique. Le milieu des années 1990 a vu l’émergence de recherches sur les synthèses vocales et les méthodes de saisie de textes, et, au tournant du xxiesiècle, l’usage des ordinateurs et smartphones est progressivement devenu possible pour les personnes déficientes visuelles, suite au développement et à l’amélioration des logiciels et navigateurs. Depuis les années 2020, le recours à ces outils s’est imposé non seulement pour le traitement de texte, mais aussi dans divers aspects de la vie quotidienne comme les procédures administratives dématérialisées, les paiements en ligne ou les réunions à distance.
58Les directives actuelles du Ministère de l’Education, des Sports, des Sciences et de la Technologie incitent, dans le cadre de l’éducation spécialisée comme de l’éducation inclusive, “à la prise en compte des dispositions relatives à l’utilisation des ordinateurs et autres TICE pour tous les types de handicap dans la préparation des projets d’enseignement pour chaque matière, à la mise en œuvre des méthodes pédagogiques spécifiques et au renforcement de l’efficacité de cet enseignement” (Ministère de l’Éducation, des Sports, des Sciences et de la Technologie, 2020).
59De manière générale, les élèves aveugles apprennent à utiliser les logiciels de synthèse vocale et le clavier braille pour convertir les informations visuelles en paroles et en braille, tandis que les élèves malvoyants apprennent à maîtriser la modification de l’affichage et le traitement de l’image sur des tablettes. Afin de mettre en œuvre efficacement ces mesures, les écoles sont dotés d’outils tels des lecteurs de livres audio, des terminaux d’information en braille, des manuels scolaires numériques, des appareils d’agrandissement, appareils photos et applications tels que des outils de transcription vocale ou des dictionnaires digitaux.
60Par ailleurs, en mars 2023, la Fédération Japonaise des Associations de Personnes Déficientes Visuelles a publié un rapport intitulé “Enquête sur l’utilisation des outils d’information et de communication par les personnes déficientes visuelles.” Ce rapport avait pour but “d’examiner les conditions, les problèmes et les besoins réels des personnes déficientes visuelles qui utilisent les équipements TIC ou ont des difficultés à les utiliser,” au moyen de questionnaires destinés aux autorités locales et aux personnes déficientes visuelles.
3.3. Les déficients visuels et les arts
61Le koto et le shamisen sont deux instruments de musique ayant permis aux déficients visuels de prouver leurs talents: nombre d’aveugles se sont en effet illustrés en tant que compositeurs, interprètes et maîtres-musiciens. Après-guerre, certains ont été internationalement acclamés comme pianistes ou violonistes. Fut un temps où plus d’une dizaine d’écoles pour aveugles abritaient même une section de musique dans leurs locaux. Aujourd’hui, les musiciens aveugles œuvrent non seulement dans le champ de la musique traditionnelle japonaise, mais aussi dans celui du chant, du piano et du violon, y compris hors des frontières de l’archipel. Il est toutefois bien difficile de faire carrière dans le domaine artistique sans des opportunités et un talent exceptionnels. À l’heure actuelle, il n’y a plus que deux écoles pour aveugles proposant encore une formation professionnalisante en musique, la première à Tokyo, l’autre à Kyoto.
62Au Japon, les manuels d’arts plastiques destinés aux écoles pour aveugles ne sont toujours pas traduits en braille. La peinture ayant tendance à être considérée comme une activité visuo-dépendante, elle peut paraître difficile à appréhender pour des élèves concernés par un handicap visuel. Pendant longtemps, les techniques permettant d’adapter des tableaux bidimensionnels en trois dimensions afin de les rendre accessibles aux enfants aveugles étaient peu efficaces. Tout le temps d’enseignement artistique était généralement consacré au modelage à base d’argile et de papier. Ce n’est qu’après la guerre, sous la direction de professeurs imaginatifs et enthousiastes au sein des écoles pour aveugles de Kobe, Chiba, Gunma, Okinawa ou encore Kyoto, que les enfants commencèrent enfin à réaliser des œuvres de qualité. Plusieurs albums de photographies présentant les créations en argile de ces jeunes aveugles ont d’ailleurs été publiés.
63Toujours dans le domaine de l’expression artistique, on a pu assister au cours des dernières années à l’émergence de peintres aveugles, ainsi que de jeunes et d’adultes malvoyants désireux de se mettre au dessin. De nombreux outils sont commercialisés pour leur permettre de tracer des lignes tridimensionnelles. Des livres d’images en trois dimensions ont été produits en collant du papier ou du tissu sur les pages, voire en gaufrant le papier. Depuis 1983, le Terumi, livre d’apprentissage illustré lisible à la main (Te de mieru gakushu ehon Terumi) est régulièrement republié pour les jeunes aveugles. Le musée “Galerie TOM pour les déficients visuels” a ouvert ses portes à Tokyo en 1984, et le nombre de lieux muséaux proposant des projets et sections où les visiteurs peuvent apprécier l’art par le toucher est en constante augmentation, à l’instar des transpositions en trois dimensions de tableaux célèbres. À cet égard, les initiatives menées par Hirose Kōjirō, professeur associé au sein du musée national japonais d’ethnologie, furent un précieux moteur pour la diffusion de la culture du toucher (Hirose, 2021).
64Suites à ces initiatives, de nouvelles pratiques émergent, qui, à travers l’acte du toucher, repensent la primauté accordée par la civilisation moderne à la vision. La “sensation tactile” ne consiste pas simplement à toucher une surface; elle vise à “percevoir l’essence et la beauté des choses et des gens” (ibid.). Car certaines choses ne peuvent être comprises par le seul biais du regard. L’époque où “ne pas voir” était considéré sous un angle strictement négatif semble révolue.
4.1. Quelques rappels historiques utiles face à la restructuration des écoles pour aveugles
65Chaque année, au mois de mai, le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie mène une grande enquête nationale lui permettant de produire ses statistiques générales sur les écoles. Selon les statistiques ministérielles pour l’année 2024, soixante-sept établissements correspondaient à la terminologie conventionnelle d’“école pour aveugles”: une école nationale, soixante-trois départementales, deux municipales et une école privée. Le nombre d’établissements accueillant plusieurs types de déficiences (y compris visuelle), ou regroupant plusieurs types d’écoles sur un même site, était pour sa part en croissance continue.
66Les annales des écoles pour aveugles montrent que des interactions, quoique rares, ont bel et bien existé entre les élèves aveugles et leurs pairs sourds quand ceux-ci étaient inscrits dans les mêmes écoles. On y trouve des anecdotes rapportant comment ceux-ci jouaient parfois ensemble à des jeux de ficelle, ou comment les premiers pouvaient être guidés par la main des seconds lorsqu’ils se perdaient. On sait aussi que des élèves sourds de l’Institut Rakuzenkai pour aveugles et sourds-muets ont participé à la fabrication de livrets pédagogiques en caractères convexes à destination de leurs pairs aveugles, montrant qu’une relation de soutien dépassant le type de déficience a été entretenue entre les deux groupes.
67Ces histoires illustrent bien le fait que, dans des conditions adéquates et avec les encouragements appropriés, une coopération et une compréhension mutuelle des parties en présence auraient pu voir le jour.
68La restructuration des écoles résulte aujourd’hui en partie de la diminution du nombre de jeunes et de très jeunes enfants concernés par la déficience visuelle (dans un contexte de dénatalité et de baisse générale du nombre d’enfants), un argument qui est utilisé par les pouvoirs publics pour justifier une réduction des budgets de l’éducation.
69Par ailleurs, les mesures visant à développer les circulations des enseignants entre écoles spécialisées et écoles ordinaires génèrent des difficultés d’organisation pour les écoles d’aveugles qui peinent à stabiliser des équipes pédagogiques qualifiées dans le champ de la déficience visuelle.
4.2. Être scolarisé dans une école pour aveugles, ou une école ordinaire?
- 17 Selon l’enquête sur les écoles de 2024, les établissements pour aveugles accueillent deux mille cin (...)
70Au cours de la décennie 1980, suite à l’année internationale des personnes handicapées et la publication du rapport Warnock au Royaume-Uni, le nombre d’enfants et de jeunes handicapés inscrits en milieu ordinaire a augmenté, les parents et tuteurs décidant désormais de choisir le lieu de scolarisation de leurs enfants.17 Cette situation a toutefois fait polémique. D’une part, les instances éducatives avaient donné pour consignes aux établissements pour aveugles de “ne pas s’occuper des enfants aveugles qui choisiraient des écoles ordinaires.” D’autre part, si les interactions entre enfants valides et handicapés peuvent avoir un impact positif, des risques associés ont été dénoncés, comme une surprotection de l’enfant, entraînant un manque d’indépendance, voire une possible négligence à propos des besoins éducatifs spécifiques des élèves liée au manque d’expertise des enseignants ordinaires.
71Mary Warnock estime elle-même, dans un article traduit et publié au Japon sous le titre “Nouvelles perspectives sur l’éducation pour les besoins particuliers au Royaume-Uni” (Warnock, 2012), que certains aspects de l’inclusion au Royaume-Uni devraient être repensés, égratignant au passage les normes de l’inclusivité.
72Depuis la transition vers le système éducatif de soutien spécialisé, une partie du personnel des écoles spécialisées travaille à l’accompagnement et au soutien des enseignants des écoles ordinaires, dans une perspective de transfert de compétences. Il serait intéressant d’examiner les équilibres et les ajustements qui sont réalisés au sein des écoles pour aveugles entre les pratiques dédiées aux enfants directement pris en charge en milieu spécialisé et le soutien aux écoles ordinaires, en tenant compte des ressources allouées à l’éducation des déficients visuels et de l’expertise des personnels (Kishi, 2020).